MANEX ERDOZAINTZI

POUR UNE ACTION EFFICACE: LE DEVOIR D'INTELLIGENCE

Elgar, 1959ko maiatza

Nous vivons dans un monde complexe en pleine crise de croissance: une nouvelle civilisation, technique, est en train de s'élaborer. Cette crise comporte de graves problèmes humains tant spirituels que sociaux et politiques, qu'il importe de regarder loyalement en vue de rechercher quelque solution. Il est fort regrettable que bon nombre parmi nos "braves" contemporains ne se rendent même pas compte de l'ampleur de ce grave phénomène dont les répercussions sont à l'échelle mondiale; quelques-uns peut-être s'en rendent trop bien compte et, ballottés "entre la peur et l'espoir" perdent la maîtrise de leurs actes ou bien optent pour une solution d'évasion; trop peu enfin font preuve d'intelligence! Pourtant pour une action efficace, c'est-à-dire pour une action qui soit pleinement humaine dans le jugement, la décision, la détermination et l'action, le devoir d'intelligence s'impose, et cela pourrait-on dire sous forme de trois exigences.

PREMIERE EXIGENCE: SE SITUER

Il importe avant tout de s'appliquer à se situer dans le monde dans lequel nous vivons. Désormais, que nous le voulions ou non, que ça nous plaise ou non, nous faisons partie d'un monde qui en quelques années, a fait un bond prodigieux grâce à l'automation et à l'utilisation de l'énergie nucléaire. Ce progrès ne cesse de se poursuivre. Sur le plan spatial, les distances ne comptent plus: les frontières géographiques qui favorisent le retranchement et le particularisme d'une existence autonome parfois en "serre chaude", sont franchies. La techique a abouti à la conquête et à l'enserrement de toute la planète: les nations -les jeunes qui affirment fièrement leur personnalité à travers leur indépendance politique comme les grandes qui s'efforcent coûte que coûte à maintenir leur puissance et à exercer leur influence- ne sont plus dispersées et coupées entre elles géographiquement. Quant aux relations humaines, elles sont "en train de s'homogénéiser, de se continuer les unes aux autres de manière à faire un tout qui s'essaie à une cohérence planétaire" (D. Dubarle). De plus les hommes ne cessent de multiplier: en 1900 il y avait sur notre planète 1 milliard 700 millions d'hommes; actuellement il y en a 900 millions de plus. La croissance démographique ne cesse de se développer; chaque année il y a environ 34 millions d'hommes de plus. La culture elle-même est devenue accessible à une plus grande majorité. Et même elle a pris un aspect social, une forme sociale, en ce sens qu'elle est devenue partout une revendication presque aussi importante que le pain et la liberté. Les techniques nouvelles: journal, radio, télévision, cinéma... permettent en effet de mettre à la portée de tout le monde tous ces trésors autrefois réservés à quelques privilégiés, que sont l'art, la science, la médecine, la poésie, la connaissance du monde...

Il y a là pourtant un danger qu'il nous faut signaler: sollicité par tant d'idées nouvelles, tant de découvertes, tant de moyens puissants, l'homme d'aujourd'hui vacille comme vacille dans les rues de New-York ou de Tokio... le voyageur pris dans le tourbillon des publicités colorés, mouvantes et séduisantes. Il s'agit là de nous tous bien sûr, qui sommes engagés dans le tourbillon d'un monde remuant, bruyant et poussiéreux... mais encore d'un monde qui évolue terriblement vite sous l'impuslion du progrès technique. Le problème qui se pose est le suivant: savoir si l'homme se laissera dominer et étouffer par la technique, ou bien saura-t-il la maîtriser, la dominer, la "domestiquer" toujours davantage et la soumettre aux éxigences de l'esprit. Si l'on veut entrevoir en perspective, écrit M.Vialatoux -un peu comme on irait voir défiler les images au cinéma- un tableau de ce que serait un monde humain tout objectifié, mécanisé, technicisé et "stabilisé" sous l'impérium despoticum d'une technocratie, sous une dictadure totalitaire de Prométhée, qu'on relise avec réflexion le roman, trop historique déjà, d'Aldous Huxlet (sic), Le Meilleur des mondes. Le spectacle qu'il met sous nos yeux dans le but louable de l'ironiser et d'en dégoûter tout lecteur jouissant encore d'une région non technicisée de son être, est très propre à nous faire réaliser et toucher du doigt ce que donne logiquement une dégradation progressive de la prudence humaine en un système de techniques, et l'asservissement d'une humanité déchue de son "règne" sous un règne technocratique de choses. Dès sa pré-naissance jusqu'à sa mort, l'homme est saisi dans l'engrenage des techniques, au nombre desquelles ne sont point oubliées les techniques "hypnopédiques" des réflexes pavloviens qui le font s'y complaire. Depuis le centre d'incubation et de conditionnement, qu'une technique instruite de science positive substitue à l'âge révolu des "mères vivipares" jusqu'au centre des agonies anesthésiées et euthanasiques, dans un monde sevré de paternité, de maternité et de fraternité, de famille et d'intimité, de réflexion et d'angoisse, de passion et d'infini, d'âme, de personnalité, d'amour, de spiritualité, vide de Dieu et plein de machines, la vie de l'homme est englobée, engoufrée, engloutie, emmurée et envoûtée sous l'imperium despoticum d'une hiérarchie de castes de etchniciens fabriquées en séries (les alpha, les bêta, les gamma...), eux-mêmes technicisés et exploités dans l'impersonnalité sans reste de la Technocratie qui les mène" (VIALATOUX La signification humaine du travail, p. 63-64).

DEUXIEME EXIGENCE: COMPRENDRE

Après d'être situé dans ce monde d'aujourd'hui, l'on découvre alors une nouvelle exigence du devoir d'intelligence: comprendre. Il est de toute évidence qu'il est difficile de garder un regard lucide sur les événements et les personnes pour les examiner avec un sain esprit critique; de découvrir derrière les modes de vie particuliers à chaque groupement humain, à l'intérieur même de leurs coutumes et institutions, toute la philosophie de la vie, qui les anime. Le devoir d'intelligence exige que l'on y tende. Cela dépend en partie de notre application loyale à comprendre les grands mouvements qui mènent le monde. "Cum-prehendere": tout saisir et prendre dans une vision toujours plus haute, plus globale, plus synthétique. Donc avoir une lange vision du monde pour saisir les larges ensembles; déceler les continuités et dégager les lignes de force qui déjà existent ou se dessinent. Cela nécessite désappropriation de soi-même pour prêter attention aux réalités humaines, aux contingences dans lesquelles apparaissent et se développent ces mêmes réalités humaines. Etre présent à ce monde pour en réapprendre "le sens charnel, le compagnonnage avec les choses", comme l'écrivait E. Mounier. Etre à l'intérieur du monde comme participant librement et lucidement avec tous les hommes à son élaboration, essayant de sentir avec eux, de voir les choses avec eux, d'expérimenter aussi solidairement une certaine portion de la vie. Etre à l'intérieur de l'évolution du monde pour la maîtriser et l'orienter en vue de toujours sauvegarder l'autonomie de la personne humaine.

TROISIEME EXIGENCE: SE CULTIVER

Une troisième exigence découle du devoir d'intelligence: se cultiver. Car qui donc pourra mettre de l'ordre dans ce tourbillon? Qui donc saura établir dans les éléments divers de cette civilisation en "gestation" une hiérarchie de valeurs? Qui donc sera capable de maîtriser la "machine" pour la garder toujours au service de l'homme, si ce n'est l'homme lui-même? Pour prendre conscience de ce qu'il est et des responsabilités qui découlent de cette prise de conscience, l'homme a besoin de se situer dans une tradition culturelle qui le façonne, le pétrit, le modèle, le "dilate" en quelque sorte à Dieu et au monde. La culture doit permettre à l'homme de développer les virtualités contenues en lui, ses forces d'invention et de création de même que la vie de la raison. Elle doit lui permettre d'explorer le monde pour en découvrir les forces et les richesses et en faire les instruments de sa liberté. Elle doit lui procurer les capacités nécessaires, non seulement (à aquérir) une profession qui lui permettra de "gagner sa vie", mais aussi celles nécessaires à sentir, à penser, à parler, à agir... pour assurer la perpétuation de l'ordre social, en même temps que de répondre à sa vocation d'homme "appelé" par Dieu à partager sa "Vie". La culture authentique doit donc aboutir à cette saisie du monde par l'homme dans toutes ses dimensions; elle doit aboutir à cet approfondissement de sa connaissance, tournée vers l'extérieur: Dieu et le monde.

L'homme cultivé ne sera pas celui qui aura accumulé une masse de connaissances dans le domaine de l'art, des sciences, de la technique... Ce sera celui qui se sentira engagé dans une communauté humaine tournée vers Dieu; ce sera celui qui sera apte à respecter l'humain, à reconnaître "la valeur positive de tout effort créateur réalisé parmi les hommes", à reconnaître "l'Être"! l'existentiel, partout et sous toutes ses formes" (H. Davenson "Défense de la culture et liberté de l'esprit" in Esprit, Nov.1936, p.240). Être cultivé, ce sera "avoir rencontré les hommes, les vrais, ceux qui ont été grands et s'être grandi par leur rencontre". Ce sera "en particulier savoir qu'il existe d'autres vies, d'autres types de pensée que la sienne, les connaître et ne pas se hâter de les rejeter ou de les inclure dans sea propre pensée, mais sentir par le dedans et pour elles-mêmes, ce qui fait leur grandeur et leur tragique" (Davenson, p. 240).

De telles exigences nécessitent qu'il y ait collaboration étroite de la part de tous ceux qui sont responsables d'assurer et de promouvoir la véritable culture. Dans un monde si désuni et qui réclame de plus en plus une solidarité ouverte entre les hommes, il serait absurde de continuer à cultiver un certain individualisme bourgeois, à perdre son temps à se disputer à n'en plus finir sur des questions secondaires, parfois sur des futilités, à se retrancher dans des susceptibilités mesquines ou des partis-pris injustifiables. Il est urgent de sortir de "soi-même" pour s'ouvrir à "l'autre", à tel et tel homme, pour entrer en dialogue et se comprendre pour travailler dans une étroite solidarité à bâtir ce monde nouveau, un monde plus uni où l'on fraternise, où l'on s'aime cette fois-ci pour de bon.

Dans le domaine plus particulier de l'action basque il est non moins urgent que les responsables, ayant reconnu leurs propres défaillances, leurs erreurs commises de part et d'autre, mais aussi le travail positif réalisé, se regroupent pour rassembler toutes les forces vives et généreuses de notre peuple en vue de poursuivre avec beaucoup plus d'efficacité ce même travail positif de promouvoir une vraie culture basque. Vraie culture basque, qui sera capable de former et de forger des âmes d'élite, de la trempe des Francisco de Vitoria, Azpilcueta, Eneko de Loyola, François Xavier, Miguel Garicoïts, Père Lhande... car ce monde qui se fait en a terriblement besoin

A.E.E.

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